Vous trouverez ci-dessous la première partie de la traduction de l’article Ouroboros par Polytropos, compte Twitter qui fut une véritable comète dans la sphère : brillante par son illumination, mais qui disparaît aussi vite qu’elle est apparue.
Préface :
Le texte qui suit était initialement destiné à constituer le noyau d’un petit livre. Très tôt dans le projet, j’ai réalisé que je manquais du volume nécessaire pour atteindre un nombre de pages suffisant sans compromettre sa portée et son objectif. Je justifie sa présentation sous cette forme incomplète par le fait qu’il y a actuellement une lacune dans le discours contemporain : l’absence d’une élucidation systématique du nihilisme, à la fois sous ses aspects descriptifs et prescriptifs. Pendant deux ans, j’ai marché et conversé avec cet étrange visiteur. En descendant dans les profondeurs, je l’ai trouvé dans le cœur des hommes et comme le compagnon secret des auteurs les plus pénétrants, dispersé indifféremment à travers la tradition. À la fin de la journée, quand je me tourne vers l’intérieur pour chercher repos et réconfort, je le trouve qui me fixe, impassible, depuis le bord de mon lit. Je l’ai connu tour à tour comme objet de désespoir, d’horreur, de joie et d’amitié. Je suppose avoir saisi une fraction de son caractère et j’espère, dans ce travail, transmettre une partie de cette compréhension.
Partie 1 : Diagnostics
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L’homme est un récipient. Il contient en lui des communautés, des religions, des conventions qui donnent forme à ce récipient et lui fournissent ce qui est nécessaire à sa survie et à celle d’une communauté politique dans des conditions particulières. Par exemple, les lois et les mœurs d’une cité-État sont créées et évoluent en fonction des circonstances géographiques, historiques et politiques dans lesquelles elle se trouve. Lorsqu’un homme est confronté à des idées et des informations qui dépassent largement la portée de son cadre de référence, des fissures commencent à apparaître dans ce récipient.
Dans le film Les Communiants d’Ingmar Bergman, un homme simple d’un village rural apprend un jour, en lisant le journal, que la Chine développe un programme nucléaire. Cette pensée l’obsède et, finalement, il se suicide. Il était capable d’une honnêteté que peu possèdent aujourd’hui. Cela n’a rien à voir avec « l’angoisse existentielle » ou « l’anxiété » — des termes employés pour simplifier des phénomènes complexes et ainsi les rendre apparemment compréhensibles et inoffensifs, une condition que l’on peut « traiter » avec une thérapie ou des antidépresseurs.
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L’« esthétique » et les « identités » sont les épaves auxquelles l’homme s’accroche dans l’océan du nihilisme qu’est la modernité. Il s’en sert, avec divers divertissements banals et passe-temps, pour se distraire de l’étrangeté qui l’entoure, tout sauf penser et questionner. Les exemples les plus répugnants sont ceux qui esthétisent le profond : rien n’est plus radical et douloureux qu’un engagement authentique avec la culture et la philosophie, car à travers cela, on voit la vérité de notre situation — on regarde le sol sur lequel on se tient et on n’y trouve... rien. Ceux pour qui la lecture n’est qu’un passe-temps ou une activité sociale qu’ils pratiquent pour poster des photos de livres accompagnés d’un café et d’une cigarette sur les réseaux sociaux ne connaissent rien de cette horreur.
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La technologie s’offre indifféremment à tous ceux qui voudraient l’utiliser pour servir leurs objectifs particuliers. Mais elle est aussi souvent mise au service de forces historiques qui ne se manifestent qu’inconsciemment. Parfois, elle préserve des idées qui auraient dû disparaître depuis longtemps. À notre époque, elle présente un double visage : à cause d’elle, aucun endroit sur terre n’est épargné par le nihilisme, mais elle agit aussi — bien que superficiellement — pour retarder la réalisation pratique de cette conséquence.
La technologie contient en elle le spectre de l’histoire métaphysique de l’Occident, la trace de toutes les avancées paradigmatiques qui l’ont rendue possible. Elle recèle aussi tout le savoir qu’elle ouvre en largeur et en profondeur. Confronté à tout ce que contient la technologie, le monde d’un homme tribal éclate, que lui et son peuple l’acceptent immédiatement ou non, ils ne pourront plus jamais être « traditionnels ». Cela s’applique non seulement à l’échelle mondiale mais aussi, plus fondamentalement, aux niveaux inférieurs de la société : les « communautés » et « identités » authentiques n’ont plus le temps de se stabiliser à cause de la rapidité avec laquelle la technologie ébranle tous les fondements. L’idée même d’un fermier d’un petit village suppose que son horizon soit limité, mais l’accès à Internet rend son existence absurde.
Contre ce phénomène, la technologie fonctionne aussi comme l’un des rares fils qui rattachent l’homme à une certaine stabilité grâce à la prospérité matérielle qu’elle favorise et à la vague notion de « progrès » qu’elle véhicule. L’apogée intellectuelle de cette tendance est représentée par les techno-optimistes et les théories de l’accélérationnisme actuelles, qui ne sont en réalité que des distractions irritantes et superficielles, empêchant une véritable confrontation avec la nature de la modernité.
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« La nature aime se cacher » ; la mort est l’un des rares moments où elle se dévoile à nous. La première tâche pour comprendre les êtres est de les délimiter par contraste avec d’autres êtres ; pour nous, temporellement, cela signifie réfléchir à la mort. Tous les hommes ayant une complexité psychologique minimale — et cette complexité est bien plus répandue qu’on ne le croit — traversent la vie en portant un masque.
Le moment où un homme est confronté à la mort, lorsqu’il sait que son masque ne lui est plus d’aucune utilité et qu’il le laisse tomber, est souvent le plus beau et le plus révélateur de sa vie. En un seul instant, il peut en dire plus sur sa véritable nature que dans la somme totale de ses actions jusqu’à ce point. Lorsque vous serez face à la mort, penserez-vous au confort ? À la façon dont vous allez vous distraire pour la journée ? À votre « identité » ? Non. Le noyau de votre être criera, il balaiera tout ce fatras accumulé inconsciemment en vous pour se faire entendre une dernière fois, peut-être pour la première fois.
Les vrais artistes sont toujours en quête de ce moment ; ils savent instinctivement la profondeur des secrets qui s’y révèlent, car eux-mêmes marchent avec la mort.
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Ce moment où la vraie nature des hommes transparaît n’est pas le seul. Cela se produit sporadiquement, quand ils sont seuls, sous stress, lorsqu’ils font face à quelque chose pour lequel ils n’ont pas de réaction préméditée, quand leur routine est brisée. Il faut être attentif, avoir l’instinct d’un psychologue et, surtout, être capable de dissimuler son propre dégoût et son mépris, de porter soi-même un masque.
Parfois, cela se révèle en quelques mots, un seul regard. Ce que vous découvrirez inévitablement, c’est qu’il existe en eux une intuition de l’abîme du monde qui les entoure, et du vide en eux-mêmes. Ils sentent que quelque chose est fondamentalement faux, que le sol a été arraché sous leurs pieds. Ils fuient ce sentiment en poursuivant le confort et la banalité de leur existence, ils se jettent dans une carrière ou se mettent à collectionner des figurines Funko Pop.
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Le sentiment prédominant que le monde moderne suscite est la torpeur, tout ce que l’on y rencontre cherche à relâcher notre tension intérieure. Il ne faut pas une grande intelligence pour réaliser que les chemins conventionnels du « succès » sont vides aujourd’hui, qu’ils ne conduisent ni à un véritable pouvoir ni à une réelle mise à l’épreuve de ses capacités.
Le stimulant ultime vient toujours sous la forme de la résistance, du défi. Les grands artistes nous stimulent car derrière toute œuvre d’art se cache la volonté d’imposer une vision, d’influencer le spectateur. Les véritables intellectuels, animés par les idées et non par l’illusion du prestige, nous stimulent aussi, car nous voulons les surpasser, les défier à armes égales. Même la pauvreté et l’adversité matérielle sont des stimulants : sentir la faim, savoir que la mort est une possibilité réelle et la surmonter, cela crée une intensité difficile à éteindre.
Ces stimuli sont rares dans le monde moderne. Il faut les chercher et avoir de la chance pour les trouver.
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La génération X fut la dernière pour qui fonder une famille était une possibilité réelle et attirante. On peut mépriser cela comme étant banal et insuffisamment ambitieux, mais la vérité est que subvenir aux besoins d’une femme et d’enfants satisfait le désir de la plupart des hommes d’avoir un but dans la vie. Lorsque les Millennials ont atteint l’âge adulte, cette possibilité avait déjà largement disparu à cause de la montée rapide du névrosisme et de l’obésité chez les femmes, ainsi que des effets de la guerre culturelle.
C’est cela qui explique le sentiment étrange que dégagent tant de relations entre Millennials : dans la plupart des cas, ils tentent de vivre consciemment un idéal qui n’est plus authentiquement accessible à eux. Pour la génération Z, cette illusion n’existe même plus. Une société où presque toutes les femmes prennent des médicaments ou suivent une thérapie n’est pas une société où des unités familiales stables peuvent se former. Peu importe que ces femmes soient réellement « malades mentales » ou non — elles croient l’être, et leur comportement s’en trouve altéré en conséquence.
Dans l’ensemble, j’accueille tous ces développements comme les annonciateurs d’une ère plus radicale. Le résultat immédiat est que les hommes ambitieux et animés d’une volonté qui, autrement, auraient choisi une vie confortable en banlieue, n’ont même plus cette option et se tournent plutôt vers l’idéologie. L’autre conséquence est la création d’une classe d’hommes qui, en l’absence de toute direction venant de la société et sans chemin de moindre résistance attirant, gâchent leur vie dans des distractions et des plaisirs futiles. Ce genre d’hommes est facile à exploiter : ils veulent, dans leur faiblesse, devenir l’instrument d’un plus grand homme, tout ce qu’il faut, c’est quelqu’un avec du charisme et une portée suffisante.
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Donoso Cortés a saisi quelque chose de fondamental dans la nature humaine en reconnaissant que lorsque la température politique monte, celle de la religiosité authentique — une forme d’ascétisme fanatique — refroidit nécessairement, et inversement. Il existe une quantité d’énergie fixe dans les masses. En temps de crise, lorsque le tissu social commence à se déliter et que l’histoire s’accélère, elles sont toujours attirées dans l’une de ces deux directions.
C’est ici que réside l’un des seuls dangers potentiels pour la réalisation d’objectifs politiques révolutionnaires, dont les premières secousses commencent tout juste à se faire sentir. Je pense que nous assistons aux prémices de ce que Spengler appelait la Seconde religiosité, du moins en Amérique. On peut l’observer dans les universités à travers le pays, où le christianisme se répand rapidement parmi les jeunes hommes.
Il y a deux types parmi ces convertis. Le premier, et le plus courant, est l’homme faible et fatigué, peu attirant, maladif, exhalant dans chaque interaction et geste une sentimentalité larmoyante. Il ne faut pas grand-chose pour ébranler ce type : l’appel sirénique de la « foi » et de la « communauté », qui promettent repos et réconfort, suffit à satisfaire ces esprits épuisés. À ces hommes, je n’ai rien à dire. Comment ils choisissent de se castrer dans la modernité ne me concerne pas — cela peut même être un avantage.
Mais il est extrêmement regrettable qu’un autre type, plus rare, se trouve parmi eux : le jeune homme noble et fort, qui ressent instinctivement un dégoût viscéral pour le monde dans lequel il vit et se tourne vers la religion parce qu’elle est le seul antidote à la modernité qu’il connaît. Il est rempli d’énergie et désire des devoirs, s’imposer des fardeaux et des contraintes au service d’idéaux. Ces hommes représentent une immense source de potentiel. Contrairement à Spengler, je crois que rien dans la forme et les effets de cette Seconde religiosité n’est inévitable : non seulement elle peut être contenue, mais dans un coup magistral et décisif, elle peut être appropriée au service d’objectifs politiques.
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Dans l’effondrement du plus noble idéalisme en un cynisme impitoyable et dans la création d’une classe d’« hommes superflus » qui se tiennent à l’extérieur et contre leur propre société, la Russie du XIXe siècle ressemblait à notre époque. Une énorme énergie y était accumulée. C’est cette matière humaine dont disposait Dostoïevski qui rend ses romans si fascinants, malgré son moralisme insupportable et son ignorance du bon goût.
Chez ses plus grands personnages, l’idéologie gauchiste de son époque n’est qu’un masque servant leur nature et motivations véritables, une arme destinée à leur orientation nihiliste envers le monde. Ce phénomène se retrouve dans toutes les périodes révolutionnaires et c’est pourquoi ces périodes sont mieux comprises comme étant animées par un certain type psychologique, un type qui vit et prospère dans la guerre et le chaos.
Bien sûr, Dostoïevski, à une exception près, a toujours fait évoluer leurs arcs narratifs pour justifier son conservatisme orthodoxe, ce qui les ruine. Cette exception, c’est Alexeï Kirilov, son personnage le plus pur — à tel point que même Dostoïevski semblait craindre de l’utiliser pour ses desseins moraux. Kirilov se dresse dans son corpus de manière intransigeante, presque comme s’il avait une vie propre. Sa philosophie et son acte final sont la déclaration littéraire la plus concise et poignante de la place de l’homme dans la modernité.
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L’idole de l’« utilité » et son moteur, le progrès technologique, représentent un obstacle plus sérieux à la réalisation du destin historique de l’Occident que l’idéologie de gauche contemporaine. Contrairement à cette dernière, qui est promue par une minorité maladive et haineuse et n’attire que des individus de même nature, l’utilité est presque la finalité biologique naturelle des masses.
Le communisme a échoué principalement parce qu’il n’a pas su assurer la prospérité matérielle qu’il promettait. Le libéralisme, en revanche, a réussi sur ce point. Il a été si efficace que, même parmi ceux qui se considèrent comme étant de « droite », il est devenu presque impensable de concevoir un bien supérieur à cette marche continue de croissance du PIB. L’idéologie de gauche disparaîtra comme le communisme avant elle, non pas dans une explosion, mais dans un soupir d’épuisement. Ce qui se dressera alors comme véritable ennemi de toutes les aspirations supérieures sera ce que les plus grands artistes et intellectuels ont toujours reconnu depuis le XIXe siècle : la philistinisme bourgeois.
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Quand j’utilise le terme bourgeois, ce que j’évoque n’a que peu à voir avec la classe sociale. Le bourgeois existe dans tous ses éléments essentiels parmi les provinciaux et le « prolétariat » de la même manière. Il y a même des races entières qui sont bourgeoises par nature, comme les Han et les Indiens, par exemple.
Le bourgeois est un type humain particulier, motivé exclusivement par la recherche du statut, et la richesse n’est à ses yeux qu’un moyen d’atteindre ce statut. Il ne possède rien de spirituel en lui, rien de sublime, aucune curiosité pour le monde. Tout intérêt qu’il pourrait afficher pour l’art ou la science est purement performatif, un simple moyen de renforcer son prestige social. Il singe ce qu’il perçoit comme étant les standards aristocratiques, et ce faisant, révèle invariablement son esprit de philistin dans ses jugements.
C’est ce type que Stendhal fut le premier à identifier et qui a depuis suscité la juste haine de tous les véritables artistes et intellectuels. C’est ce type qui est l’ennemi de tout art et de toute entreprise supérieure. Et c’est ce type qui, silencieusement, a pris le contrôle total du monde moderne, le dégradant au-delà de toute reconnaissance.
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Il est typique de notre époque ignorante, où un texte fondateur comme les Seconds Analytiques d’Aristote n’est plus lu ni compris, de voir apparaître des analyses politiques où les origines et les premiers principes des éléments constitutifs de la dynamique politique moderne ne sont plus distingués.
Le libéralisme et le parlementarisme trouvent leurs racines dans la réaction des Lumières contre l’arcanum et la tradition machiavélienne de la politique. Leur principe premier repose sur une métaphysique rationaliste selon laquelle la vérité émerge par la discussion ou la compétition et se révèle dans la transparence. La démocratie, en revanche, et la théorie politique de la volonté générale, prennent leurs racines chez Aristote. Du Contrat social, abstraction faite de la théorie contractuelle des Lumières qui le sous-tend, est essentiellement un traité classique.
Dans le cas du libéralisme, sa mise en œuvre a presque toujours été une imposture. Personne ne croit sérieusement que la procédure parlementaire représente un débat réel, ou que de véritables décisions politiques soient prises par les représentants élus : toutes les délibérations réelles se déroulent à huis clos, généralement sous l’influence d’intérêts privés. En revanche, la démocratie reste au moins le fondement incontesté de la légitimité.
Il est historiquement vrai que, dans l’Occident moderne, ces deux mouvements ont progressé de concert et étaient perçus comme des alliés naturels. Cependant, ils ne partagent aucun principe fondamental commun, et il est évident lequel des deux repose sur des bases plus faibles, tant sous l’angle de l’analyse politique contemporaine que sur le plan métaphysique. De plus, rien ne justifie en principe que la volonté générale doive s’exprimer par le vote. Le scrutin secret représente une synthèse particulière des idées libérales et démocratiques. Mais cette volonté peut tout aussi bien s’exprimer par acclamation, par un nombre restreint de représentants, ou, plus radicalement, par un dictateur.
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Dans une démocratie, où l’idéal est une identité entre gouvernants et gouvernés, il est essentiel que l’homogénéité soit maintenue dans une dimension particulière, en opposition à l’homogénéité d’autres États. Historiquement et naturellement, cela s’est traduit par le nationalisme. Mais en principe, rien n’impose que l’homogénéité doive être nationale. Elle pourrait être économique, par exemple, avec une démocratie internationale de producteurs, ou encore, selon la terminologie moderne, une élite de « capital humain » opposée aux classes économiques « improductives ».
L’universalisme vulgaire, où un concept de « l’humanité » était posé, devient déjà obsolète à notre époque. La question est désormais de savoir si l’internationalisme économique, qui a discrètement pris le contrôle des leviers du pouvoir, l’emportera, ou s’il sera confronté à une nouvelle conception plus radicale du politique.
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Cette analyse schmittienne des dynamiques politiques modernes reste aussi pertinente aujourd’hui qu’au moment où elle fut écrite. Si, en 80 ans, l’édifice vide du parlementarisme libéral ne s’est pas effondré, c’est tout simplement parce qu’il n’a pas connu de crise majeure.
Face à une crise, la faiblesse de la forme parlementaire est révélée : une assemblée de figures ineptes, représentant des intérêts opposés et souvent non politiques, est totalement inapte à répondre avec la rapidité et la force nécessaires. Une fois les masses déchaînées, la politique révolutionnaire aboutissant à un leader dictatorial devient presque une fatalité. Mais il leur faut une impulsion, une menace existentielle qui plane sur elles.
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Le communisme et la défaite de l’Allemagne en 1918 ont créé des conditions de ce type. Ce n’est que lorsque les masses ressentiront la même souffrance matérielle et la même peur que celles des Allemands de 1932 qu’elles se tourneront, dans leur désespoir, vers des hommes grands et révolutionnaires.
Hitler, à cet égard, est l’archétype. Il avait une attitude totalement cynique envers les masses, ce qui transparaît même dans Mein Kampf, pourtant rédigé avec des considérations rhétoriques en tête. Les révolutionnaires conservateurs allemands, en le critiquant comme un démagogue, ne l’ont pas compris — et n’ont pas compris la politique.
Différents types d’hommes nécessitent des conditions différentes : le contemplatif doit rester à l’écart de la politique, se consacrer aux problèmes éternels plutôt qu’aux préoccupations éphémères. Il cherche refuge hors de l’État. Mais le génie politique a d’autres besoins, d’autres objectifs immédiats. Pour lui, ce qui importe avant tout est une compréhension aiguë de la situation culturelle et politique du présent, alimentée par l’actualité et l’histoire récente. Il ne fuit pas les masses, il les dirige par la force de son charisme.
Ignorer la nécessité de ces hommes dans la réalisation de visions idéologiques, et ignorer la nécessité même de la politique, au profit d’une vague idée de « mouvement artistique et spirituel », est aussi idiot aujourd’hui que cela l’était en 1932.
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Schmitt était, de par sa disposition, un conservateur. Ses prophéties étaient toujours teintées de résignation. Le Concept du Politique est sa tentative de réaffirmer les frontières du domaine politique face à la dissolution des déterminations classiques. Il voulait un retour à une forme plus contenue et modérée de politique, un fait souvent perdu pour ses commentateurs modernes.
Je ne suis pas conservateur. Ce que je désire, c’est l’accélération de ces processus : que le politique prenne le contrôle de plus en plus de vies, que les hommes deviennent politiquement fanatiques, que le domaine politique ne soit pas subsumé sous l’économique, mais sous l’idéologique.
L’apparition de Trump sur la scène politique a constitué la première rupture décisive avec la stagnation à cet égard. L’envoûtement de l’oisiveté suburbaine a été brisé ; des masses de gens ont recommencé à vivre et à penser politiquement. La prétention à la « civilité » en politique est le signe qu’il ne s’agit pas de politique réelle, mais d’une mascarade destinée à pacifier. La politique est un domaine de luttes existentielles. Trump a rappelé cela aux gens. Quelle que soit la réussite de son mandat, c’est là son plus grand accomplissement : il a été le messager annonçant la première tempête du radicalisme.
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L’objectif est de fabriquer des crises. À cette fin, je me réjouis de la baisse du taux de fécondité, de l’effondrement des relations sociales et sexuelles conventionnelles, du cynisme croissant et de la rancœur des jeunes qui prennent conscience que toutes les voies d’exercice de leur puissance ont été systématiquement obstruées.
Je ne vois que des signes positifs indiquant qu’un déluge se prépare, que les barrières qui le retiennent s’effondrent d’elles-mêmes — poussons-les.
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L’une des grandes ironies de la philosophie est que Kant, perçu comme un révolutionnaire et surnommé l’écraseur universel à son époque, était en réalité un archétype du réactionnaire. Il était profondément ancré dans la tradition philosophique occidentale. Il le dit lui-même : il cherchait, en réaction à Hume, à établir un fondement pour la métaphysique traditionnelle.
Kant a été perçu différemment parce qu’il avait une vision brillante et lucide de la trajectoire de l’Occident. Il a réagi en érigeant une structure qu’il pensait capable de survivre à l’assaut à venir. En faisant les compromis nécessaires, il a semblé aux moins clairvoyants de ses contemporains être un nihiliste, mais en vérité, son intention était entièrement défensive.
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Il y a des moments dans l’écriture de Kant, habituellement si austère et froide, où il laisse transparaître sa conscience de l’ampleur de la crise qui menace l’Occident, ainsi que sa conscience des chemins qui conduisent à l’abîme. Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Selon Kant, par « la relation entre les conditions formelles de l’intuition a priori, la synthèse de l’imagination et son unité nécessaire dans une aperception transcendantale en vue d’une possible connaissance de l’expérience en général ».
Mais creusons un peu plus : ceci n’est pas vraiment une réponse. Comment l’unité transcendantale de l’aperception et l’acte de perception qui forme les intuitions pures sont-ils possibles ? Kant répond encore : par la faculté d’imagination. Tout repose donc sur cette faculté, autour de laquelle tourne tout son système. Mais encore une fois, est-ce une véritable réponse ? Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Par une faculté ?
Kant, à un moment rare d’émotion, s’arrête net devant cette question et recule d’effroi. Il comprend où cette interrogation conduit, et après la première édition de la Critique de la Raison Pure, il tente de masquer cette ouverture. Car cela mène, comme il le dit lui-même, dans les gouffres de l’âme humaine, là où la raison n’ose pas s’aventurer, là où dorment les vérités mortelles sur lesquelles repose tout l’édifice du rationalisme.
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Platon est le premier philosophe dogmatique de l’Occident, dans le sens où il fut le premier à imposer un cadre moral à l’Occident, cadre que le christianisme a directement hérité. Lui-même a hérité de Socrate l’urgence de répondre à la crise de la foi qui frappait Athènes. Mais il est fort probable que le grand édifice métaphysique que Platon construit pour justifier la quête de vertu socratique soit en grande partie son invention.
Ces deux hommes se considéraient comme des médecins, cherchant à soigner un nihilisme naissant. L’ordre de priorité est donc clair : la morale qu’ils cherchaient à établir était antérieure à la métaphysique développée dans les dialogues moyens de Platon. Ce fait nous révèle peut-être quelque chose d’essentiel sur la nature humaine.
Les derniers siècles de l’histoire occidentale ont montré que ce sont les valeurs morales qui sont le plus profondément ancrées dans la nature humaine. Il est fascinant d’observer comment, longtemps après l’effondrement de l’édifice métaphysique occidental, des penseurs apparemment intelligents continuent de raisonner en fonction d’un cadre moral préexistant, sans jamais mettre ce cadre en question. Chez eux, la morale est presque traitée comme une réalité empirique indiscutable.
Aujourd’hui encore, le phénomène persiste. Les masses ont absorbé quelques idées sceptiques sur Dieu et la métaphysique — qu’elles ne comprennent pas vraiment — et sont prêtes à en discuter superficiellement. Mais il n’en va pas de même pour la morale. Dès que vous tentez d’interroger les fondements de leur morale, elles s’effondrent, incapables de conceptualiser son origine.
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Le nihilisme, compris sous son aspect fondamental, signifie ceci : les valeurs les plus élevées se retournent contre elles-mêmes et s’auto-détruisent. Ce phénomène était présent dès l’origine, et même surtout à l’origine, avec Platon. Comme pour tous les organismes vivants, la graine de sa propre mort était présente dès sa conception.
L’élan vers la vérité, que Platon a érigé en idéal suprême de l’homme, s’est peu à peu ancré dans notre nature jusqu’à ce qu’il soit contraint de se retourner contre ses propres fondements métaphysiques et moraux pour les dissoudre.
J’espère que vous avez apprécié la traduction de la première partie de l’article de Polytropos ! La suite va venir très prochainement…


