Vous trouverez ci-dessous la traduction de la deuxième partie de l’essai “Ouroboros” écrit par Polytropos. Je vous invite fortement à voir la première partie si ce n’est pas déjà fait
La Comète Flamboyante [1/3]
Vous trouverez ci-dessous la première partie de la traduction de l’article Ouroboros par Polytropos, compte Twitter qui fut une véritable comète dans la sphère : brillante par son illumination, mais qui disparaît aussi vite qu’elle est apparue.
Partie 2 : Flèches
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L’affirmation que « tout est Devenir », indépendamment de sa véracité métaphysique, a une grande utilité comme arme de dissolution. En retraçant la généalogie de quelque chose de « divin » ou « d’inexplicable » jusqu’à son origine barbare ou matérielle, on le démystifie et on le retire à jamais du domaine du sacré pour le mettre au service de l’homme.
En brûlant les idoles de l’homme dans le feu du Devenir, on le déstabilise, on l’effraie. Les masses vivent et prospèrent dans l’ignorance, et les plus intelligents d’entre elles se raccrochent à de vagues récits scientifiques superficiels. Plus leur horizon de questionnement s’élargit, plus ils sont forcés de vivre dans une incertitude terrible, et plus ils souffrent.
Le mensonge le plus pernicieux que les philosophes aient jamais perpétué, si contraire aux instincts et à la sagesse des Grecs qu’on pourrait croire qu’il a été délibérément propagé, est l’idée que la connaissance mène au bonheur et à la sérénité.
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Descartes, cherchant un fondement pour la métaphysique et la science hors de la tradition scolastique, a défini le « monde » comme étant res corporea. Il a attribué aux substances qui composent le monde une propriété essentielle à laquelle nous avons accès : l’extension.
Cette conception a été reprise par Newton, qui a substitué à l’idée cartésienne d’un « plein » une théorie de l’espace comme sensorium de Dieu. Cette idée fut déterminante pour la mécanique moderne. Newton a même poursuivi (avec hésitation) la démarche visant à réduire tous les phénomènes scientifiques à des cas particuliers de la mécanique.
C’est cet esprit qui anime la science jusqu’à aujourd’hui, et c’est grâce à son apparente efficacité que certains, comme Penrose, se sentent suffisamment audacieux pour affirmer que le monde est ontologiquement mathématique. D’où cette préjugé exaspérant selon lequel un phénomène n’est scientifiquement compris que lorsqu’il est quantifié.
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Je ne conteste pas l’utilité de cette conception du monde ni le fait qu’elle ait permis de produire de nombreuses technologies. Mais l’utilité n’est pas un critère de vérité. Plus un principe est utile et indispensable dans notre vie quotidienne, plus nous devrions en être sceptiques.
L’utilité et l’omniprésence engendrent l’oubli et découragent l’examen critique de leurs fondements.
Si nous voulons interroger la validité de la métaphysique cartésienne, et par extension une grande partie de la science moderne, nous devons le faire sur son propre terrain métaphysique, seul domaine où cette question peut être réellement traitée.
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La preuve cartésienne de l’extension comme propriété essentielle de la substance repose sur la démonstration que toutes les autres propriétés lui sont réductibles. Par exemple, la résistance est conçue comme l’indication que l’objet en question ne change pas de position par rapport à d’autres objets.
Même si l’on admet que cette approche est une approximation valable pour la mécanique, elle est totalement inadaptée à l’étude des organismes vivants. Contrairement aux objets purement physiques, les phénomènes organiques ne se présentent pas uniquement comme étant là, mais comme étant en devenir, dans un jeu d’apparition et de dissimulation.
Il y a chez les êtres vivants une spontanéité, une auto-activité qui échappe totalement à la conception cartésienne du monde.
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Il n’y a aucune raison de principe pour laquelle une étude de la nature commençant par la science des organismes — ou même par la psychologie — serait intellectuellement moins féconde qu’une étude fondée sur la mécanique. Il y aurait même des avantages évidents : une moindre dépendance aux instruments (qui, après tout, imposent déjà un cadre théorique à ce qu’ils mesurent) et une richesse immédiate du contenu à examiner.
La science moderne a pris un chemin déterminé, mais ce chemin n’est ni nécessaire ni inévitable. Un autre départ était possible, et pourrait encore l’être.
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Les artistes sont, sans exception, des amoureux de la vie. Ils sont envoûtés par le monde et y sont irrésistiblement attirés. Ils trouvent un stimulant dans ce qui semble banal aux autres. Un véritable artiste se distingue toujours par son accumulation de détails, son obsession pour l’infime.
On peut le voir chez Homère, qui fait preuve d’une connaissance physiologique si précise qu’elle a été comparée à celle d’un infirmier. Un éclat de lumière sur un lac, un mot glissé au bon moment, un regard à peine esquissé : tout cela lui révèle des secrets.
Le particulier ne s’oppose pas à l’universel — il le contient. C’est là l’essence du regard artistique : comprendre le tout à travers un fragment.
L’artiste n’est pas enclin à la réflexion. Et quand il y cède, il se méprend presque toujours sur lui-même. La véritable subjectivité lui est toxique. Quand l’artiste affirme que la vie lui est insupportable, que tout n’est que souffrance et qu’il attend la mort, il ment.
Son activité le trahit. Même la douleur et le dégoût du monde sont pour lui des stimuli. Il ne peut s’empêcher de revenir encore et encore à cette confrontation avec le réel. L’artiste est souvent l’incarnation du type humain le plus fort et le plus sain.
Son danger, ce n’est pas la paralysie, mais d’être emporté par le courant, comme Byron. Que dans son conflit intérieur entre son énergie débordante et l’objectivité mesurée qu’exige l’art, ce soit toujours la première qui l’emporte.
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Rien n’est plus beau dans l’histoire que le moment où un peuple d’une grande énergie se sédentarise et construit un État.
De nouvelles facultés émergent. Une sensibilité accrue au monde se développe. Une dialectique du vrai et du faux atteint des sommets sublimes.
L’énergie se retourne vers l’intériorité. Les hommes deviennent réfléchis, ils commencent à briller. L’individu et la gloire naissent sous l’égide de l’État.
C’est ce processus qui est à l’origine de toutes les grandes cultures. C’est lui qui doit être recréé si l’on veut produire une nouvelle grande civilisation.
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Le goût, du point de vue de l’artiste, et c’est cette perspective qui a été la plus négligée dans les théories esthétiques, consiste à tenir en soi un incendie dévorant, mais à ne laisser échapper que des étincelles, avec une extrême retenue, au moment précis où elles produiront l’effet maximal.
C’est ce sens du goût qui a caractérisé les plus hautes cultures de l’histoire, celles qui ont su discipliner une surabondance d’énergie.
Un exemple : la règle des trois unités dans l’âge d’or du théâtre français.
Elles peuvent sembler absurdes et arbitraires, mais elles répondaient à un besoin vital : celui de contenir et réguler la nature de ces hommes qui, quelques générations plus tôt, se transperçaient mutuellement à la moindre insulte.
Ils comprenaient instinctivement que sans règles, ils retourneraient au chaos.
On peut voir cette tension dans Le Cid de Corneille. Ces hommes n’étaient pas très éloignés d’un temps où les nobles se tuaient pour des broutilles.
Ce furent sans doute les derniers échos de cet instinct qui poussèrent Voltaire à ses invectives contre Rousseau.
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Ce qui prévaut ici, c’est un principe historique fondamental : une forme sociale naît souvent de son exact opposé.
Plus un peuple est violent et terrible, plus il possède en lui la capacité pour une grande culture.
Derrière chaque grande culture, il y a eu une période de barbarie.
Le grand exemple historique de ce phénomène est l’effondrement de l’âge du bronze.
Les Grecs ont produit la plus haute culture que le monde ait connue.
Quelles horreurs gisent dans cet abîme pré-homérique ?
On en perçoit les vestiges dans la conscience grecque : leur peur maladive des individus exceptionnels, l’importance obsessionnelle qu’ils accordaient aux conventions destinées à apaiser leur nature compétitive.
Cet événement est d’autant plus fascinant qu’il semble marquer un changement fondamental dans la nature humaine.
D’un seul coup, un nouveau dieu est né. Et sur son bâton, il portait la graine de la métaphysique.
Cet événement prouve une vérité essentielle : rien dans le développement humain n’a jamais été acquis gratuitement.
Tout progrès est payé dans un excès inimaginable de destruction et de cruauté.
Celui qui se fixe pour but l’élévation de l’homme devra contempler cet événement et avoir le courage de regarder en face ce qu’il implique.
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L’âme noble se distingue par son sens du respect.
Elle sait instinctivement quand elle doit parler avec gravité ou se taire.
Elle a du respect pour les hommes, pour les idées, pour l’art et la beauté.
Ce respect est totalement absent du monde académique moderne.
C’est cela qui rend l’université méprisable.
Les universitaires ne comprennent rien aux sujets grandioses qu’ils traitent, car pour eux, ce ne sont que des matériaux pour alimenter l’absurde machine de production académique.
Les idées sont des choses que l’on vit, pour lesquelles on se bat, pour lesquelles on meurt.
Les manipuler sans respect, avec indifférence et maladresse, est le signe éternel du philistin.
Autrefois, l’ironie et le mépris avec lesquels de tels propos auraient été accueillis étaient plus justifiables.
Les savants maintenaient au moins un certain standard.
Ils connaissaient leur grec et leur latin.
Ils avaient lu Hegel, et ils pouvaient défendre leur objectivité avec des arguments solides.
Mais aujourd’hui, il n’y a même plus cela.
Il n’y a plus rien.
La valeur d’une institution dépend de la qualité des hommes et des travaux qu’elle produit.
Quand elle cesse de produire quoi que ce soit de valeur, elle n’a plus qu’à survivre misérablement en attendant que quelqu’un y mette fin.
À ceux qui ressentent en eux la flamme du savoir,
À ceux qui méprisent ceux pour qui l’érudition n’est qu’un ornement,
Votre chemin ne passe pas par ces salles de classe moites et en décomposition.
Ignorez les tentations du confort et de la facilité.
Fixez vos yeux sur l’exemple de ceux qui ont osé affronter leur époque.
Ils ont, avec leurs regards tournés vers un idéal plus élevé, joyeusement sacrifié les plaisirs auxquels les masses ne peuvent renoncer.
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Prescriptions :
Simplicité dans le régime alimentaire et dans les habitudes.
Exercice physique constant.
Cultiver l’indifférence à toute privation.
Se nourrir exclusivement de politique et d’idées.
Maîtriser et subordonner tous les désirs qui ne servent pas le but que l’on s’est fixé.
Se débarrasser de tout ce qui est superflu et superficiel.
En un mot : être cruel et inexorable envers soi-même.
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Toutes les métaphysiques dualistes sont hostiles à la vie.
En posant un monde infiniment « bon » et immuable au-dessus du nôtre, elles ne peuvent que dévaloriser la nature.
Les catholiques peuvent protester autant qu’ils le veulent que la vie terrestre et politique est une chose et l’éternité une autre, mais le fait demeure : aucun homme rationnel ne pourrait aspirer à autre chose qu’à la vie d’un ascète sur la base de cette métaphysique.
Toute autre voie ne représente qu’un échec, un degré plus ou moins élevé de ratage du potentiel humain.
Et dans les périodes où le christianisme était honnête avec lui-même, il a produit précisément ce genre d’hommes : l’ascète fanatique, qui vivait dans l’attente perpétuelle de l’apocalypse.
D’ailleurs, j’ai toujours été méfiant envers le concept d’« infini », sous quelque forme qu’il se présente.
Je n’ai encore jamais vu une seule réfutation convaincante à la démonstration qu’Aristote offre contre lui dans la Physique.
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Rien dans la vie n’est compréhensible si l’on ne reconnaît pas qu’elle possède un principe actif en elle-même, qui dépasse la simple conservation et procréation.
Ce principe se manifeste dans les phénomènes de la mort, du sommeil, du jeu et de la gloire.
Ce n’est pas une coïncidence si ces quatre éléments sont parmi les thèmes les plus riches et les plus universels de l’art et de la philosophie.
Si les biologistes évolutionnistes avaient raison et si la seule finalité de la vie était l’adaptation et la survie, alors ils seraient d’accord avec Spinoza, et le monde entier serait une immense mécanique, stagnante et sans élan.
Or, la vie est en excès sur elle-même, elle tend toujours au-delà d’elle-même.
Que ce principe actif soit appelé Volonté, monade, Absolu ou autre, peu importe pour l’instant.
Ce qui est certain, c’est que toute la philosophie allemande, malgré ses erreurs, fut une philosophie de la vie, une tentative de penser ce mouvement.
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Le problème du paradigme néo-darwinien actuel en biologie n’est pas seulement qu’il ignore ce principe vital, mais surtout qu’il est trop téléologique, malgré ses propres prétentions.
En théorie, téléologie et mécanisme ne sont pas en opposition.
Si un principe vitaliste organisateur existait, comme le suggérait Driesch, il devrait nécessairement se manifester par des forces mécaniques.
La téléologie en biologie est une heuristique à laquelle nous sommes contraints de recourir à cause de la structure de notre entendement.
Kant avait déjà anticipé et résolu cette querelle entre vitalistes et mécanistes, et comme l’a remarqué Cassirer, la biologie du début du XXe siècle s’orientait progressivement vers une approche kantienne.
Mais la découverte de l’ADN et les avancées fulgurantes en biochimie ont remis en selle la position mécaniciste de façon absolue.
Toutefois, dès que les biologistes quittent la biochimie et reviennent à l’étude du vivant, ils réintroduisent sans cesse des jugements téléologiques.
On entend partout : « L’animal fait ceci en vue d’augmenter ses chances de reproduction. »
Pourquoi ? Parce que c’est ainsi que nous sommes contraints de penser.
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Ces jugements téléologiques ne sont pas nécessaires.
Les concepts sont eux-mêmes des entités organiques : ils peuvent être créés et détruits, chez l’individu comme dans l’espèce.
L’état de contemplation libre, d’où procède tout génie artistique et scientifique, émerge précisément lorsque les concepts sont dissous.
On trouve cet état chez tous les grands esprits : chez Goethe, Léonard de Vinci, Aristote dans ses études naturelles.
Burckhardt, Nietzsche et Goethe étaient conscients de cet état et ont tous essayé de le décrire avec plus ou moins de succès.
L’une des raisons de la stérilité intellectuelle et artistique de notre époque est précisément la domination excessive des concepts rigides, devenus des carcans.
Ils nous voilent le monde et nous empêchent de le voir dans toute sa splendeur.
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Les philosophes grecs avaient compris ce principe dès le départ.
C’est pour cela qu’ils accordaient une telle importance à la forme et au style.
« Le seigneur dont l’oracle est à Delphes ne dit ni ne cache, mais donne un signe. »
Héraclite construisait ses écrits de telle manière que le lecteur soit forcé de percevoir les paradoxes, afin qu’il puisse en découvrir lui-même le sens.
Il ne pouvait pas faire autrement.
De même, Platon, dans ses dialogues aporétiques, posait des énigmes sans jamais les résoudre totalement.
Ses dialogues plus « systématiques », en revanche, doivent être lus avec beaucoup plus de suspicion.
Ses remarques dans la Septième Lettre sont un avertissement : ceux qui croient comprendre pleinement son enseignement sont précisément ceux qui l’ont le plus trahi.
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Il faut toujours se méfier des dogmes, des cadres théoriques, de tout ce qui promet un repos intellectuel facile.
De nombreux esprits faibles sont tombés sous l’emprise de penseurs comme Spengler et Evola, séduits par la simplicité de leurs réponses aux questions complexes de l’histoire et du mythe.
Nietzsche, dans sa dernière période, a pris le plus grand soin d’éviter de susciter ce genre de dogmatisme chez ses lecteurs.
Ce n’est pas un hasard si la doctrine de l’éternel retour, qui est le cœur de sa pensée, n’est évoquée que deux fois dans ses ouvrages publiés.
Nietzsche est le prophète de notre époque.
Il a été le premier à diagnostiquer et à décrire le nihilisme.
Il l’a fait avec génie, et pour cette raison, il est notre plus grand éducateur.
Mais il faut être prudent en abordant Ainsi Parlait Zarathoustra et ses notes posthumes.
Un nombre incalculable d’absurdités a déjà été écrit sur ces textes.
Le temps n’est pas encore venu pour qu’ils soient pleinement compris.
Heidegger, bien que nettement supérieur à tous les autres commentateurs, a fait un tort immense à Nietzsche en l’abordant essentiellement sous l’angle métaphysique.
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Imaginez un homme d’une force titanesque, qui avance avec allégresse à travers le labyrinthe de son entendement, détruisant un à un tous les concepts qui le fondent : causalité, substance, modalité…
Puis, il arrive enfin à la condition la plus fondamentale de notre pensée : le principe de non-contradiction.
Même ici, il n’hésite pas.
Avec un rire terrible, il le jette lui aussi par-dessus bord.
Que percevrait-il alors du monde ?
Après avoir détruit tout ce qu’il croyait nécessaire pour le comprendre, que découvrirait-il dans ce qui demeure ?
L’Urphänomen ? (Le phénomène originaire, cette vérité qui se donne à voir d’elle-même, sans explication, sans justification.)
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Heidegger avait raison en identifiant Descartes comme une figure décisive dans l’avènement de la métaphysique moderne, en particulier dans le déplacement vers un modèle où le sujet devient premier.
Il avait aussi raison en disant que cette métaphysique a consumé la pensée occidentale.
Mais il se trompait sur Nietzsche.
Nietzsche n’est pas l’aboutissement de cette tendance.
Au contraire, il s’est retourné contre elle.
Il a cherché à fuir cette subjectivité morbide, à réhabiliter une pensée ancrée dans la vie, le corps, la nature.
Il était le disciple de Goethe, bien plus que de tout autre penseur.
Et s’il y a un fil conducteur dans la philosophie allemande, c’est précisément ce combat :
D’un côté, Kant, Fichte, Hegel, poussant toujours plus loin la subjectivité et le solipsisme.
De l’autre, Goethe, Schelling, Schopenhauer, Nietzsche, qui appellent à revenir à la vie, à la nature, à l’art.
C’est cette opposition féroce qui a stimulé la pensée allemande et l’a poussée vers ses sommets.
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Les Allemands, en un siècle, ont épuisé cette confrontation intellectuelle.
Ils ont brûlé toutes les étapes à une vitesse prodigieuse, projetant l’Occident dans son destin.
Désormais, cette histoire appartient à tous.
Et parmi les grandes œuvres de l’Occident, il en est une seule qui contient, sous une forme artistique, la totalité de cette quête et de cette réponse :
Faust.
C’est dans cette œuvre que l’on trouve le sens profond de la « descente » occidentale, ce moment où l’homme plonge dans l’abîme pour en ressortir transformé.
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Notre époque est étrange.
Il semble que nous soyons la première civilisation où la conscience subjective est poussée jusqu’à la maladie.
Cela suggère que la conscience n’est pas aussi ancienne que nous le croyons.
Les Grecs antiques ne percevaient pas leurs émotions et leur destin comme issus d’eux-mêmes.
Quand ils ressentaient une pulsion, ils la voyaient comme extérieure à eux, comme venant d’un dieu ou d’un démon.
L’idée de liberté, ce mot qui évoque aujourd’hui tant de grandeur et de profondeur, n’existait même pas pour eux.
Ils n’avaient pas cette hyper-introspection moderne.
C’est peut-être cela qui explique leur perspicacité extraordinaire dans l’étude du monde extérieur :
Ils n’étaient pas prisonniers de leur propre subjectivité.
Ils regardaient le monde avec des yeux clairs, directs, affamés de savoir.
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Je crois en l’amour.
C’est par l’amour que nous accédons le plus facilement au sublime.
C’est lui qui nous permet d’entrer dans cet état d’ivresse avec le monde, qui est nécessaire à l’art.
L’amour force l’homme à lever les yeux de lui-même, à se projeter vers un idéal.
C’est, de ce fait, le remède le plus puissant contre le nihilisme moderne.
Bien sûr, l’amoureux découvre tôt ou tard que son idole est fausse.
Il comprend que ce qu’il croyait divin est en réalité misérable.
Il connaît alors la trahison, la désillusion, le désespoir.
Mais c’est précisément ce qui rend l’amour nécessaire.
Car celui qui survit à cette épreuve, qui n’est pas détruit par elle, en ressort transformé, avec une plus grande lucidité sur lui-même.
Il a vécu une éducation sentimentale.
Et s’il échoue dans cette épreuve ?
S’il est anéanti par l’amour, comme tant d’autres avant lui ?
Alors qu’il en soit ainsi.
La connaissance et la force ne s’acquièrent jamais sans un prix terrible.
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Face à l’effondrement de toutes les idoles et traditions, les seules questions qui importent sont :
Que doit être préservé ?
Que doit être exalté ?
Que doit être détruit ?
En d’autres termes :
Est-ce que cela sert la vie ?
Est-ce que cela sert la jeunesse ?
Est-ce que cela stimule les instincts primaires de l’homme, jusqu’à le jeter dans une frénésie nihiliste ?
Hélas, pour toute la beauté que l’histoire humaine a produite, bien peu de choses survivront à ce test.
Le véritable sens du sacrifice et de la cruauté, ce n’est pas l’extermination de la chair inutile.
C’est l’acceptation que nous devrons peut-être détruire ce que nous aimons le plus, car ce n’est plus compatible avec ce qui doit advenir.
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La valeur de la famille, au-delà de ses fonctions biologiques de base, est très discutable.
Leopardi avait déjà noté qu’un nombre disproportionné de génies avaient perdu leur père à un jeune âge.
Les qualités essentielles du génie — la volonté de fer et le désir de domination — tendent, chez le père, à se traduire par une personnalité tyrannique et écrasante.
Contre un tel père, le génie doit se battre.
Combien de génies ont été perdus ainsi, brisés avant même d’avoir pu éclore ?
Combien de chefs-d’œuvre, de grandes découvertes, de conquêtes, ne verront jamais le jour parce que la société a étouffé ses esprits les plus puissants sous le poids de la conformité familiale et sociale ?
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À ceux qui invoqueront la loi naturelle, ou qui feront des analogies avec la dynamique sociale des animaux, je réponds ceci :
Ce ne sont pas les familles bourgeoises qui sont le modèle du naturel et du sain.
Pour moi, les véritables archétypes du naturel, ce sont Napoléon et Michel-Ange.
L’homme est rationnel.
Il est libre.
Il a donc le droit et le devoir de se modeler lui-même.
L’homme ne naît pas, il se forge.
La diversité humaine, au sein des populations européennes, en comparaison avec les autres espèces animales, vient en grande partie de cette capacité à se recréer lui-même.
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« On voudrait avoir la Grèce et la Renaissance sans les conditions et les causes qui les ont rendues possibles. »
La mesure dans laquelle un homme a intégré cette vérité est le test ultime pour savoir s’il a débarrassé son esprit de la grande erreur marxiste : croire que le génie naît du loisir et du confort.
Pour que l’énergie humaine se concentre en un seul point, pour qu’un monstre de volonté soit forgé, il faut qu’il ait connu :
La désolation.
La faim.
L’incertitude.
La discipline.
La proximité avec la mort et la tragédie.
Pour qu’une grande culture et qu’un grand État émergent, le labeur et la souffrance d’une masse immense d’hommes sont nécessaires.
Tout dans ce monde est un jeu à somme nulle.
Si l’on veut du grand, du sublime, il faut accepter le prix à payer.
Si l’on veut comprendre ce qu’est la justice, un seul mot suffit :
Efficacité.



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