Vous trouverez ci-dessous la dernière partie de la traduction de l’article “Ouroboros” écrit par Polytropos. J’espère que vous apprécierez ces aphorismes finaux.
Partie 3 : Des Dernières Choses
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L’homme est un animal de raison pratique.
Pour agir, il a besoin d’un but digne de lui.
Aucune méthode ne permet d’élever un homme plus haut, d’exalter toute la force de ses passions, que de lui offrir un idéal.
Avec un idéal sous ses yeux, même les natures médiocres peuvent développer une discipline et un sacrifice intenses.
Quant aux natures héroïques, qui, sans idéal, tombent dans le désespoir, elles deviennent alors des forces capables de bouleverser l’histoire.
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L’alternative à une science de l’histoire reposant sur une dialectique vers l’Esprit et l’Absolu (bien que je ne sois pas entièrement insensible à cette thèse) repose sur un seul principe :
L’immutabilité de la nature humaine.
La nature ne change pas.
De la même manière, les possibilités fondamentales d’un homme naturel restent les mêmes à travers le temps.
L’histoire se comprend alors comme une série ascendante et descendante, selon qu’un peuple approche ou s’éloigne de cette forme idéale de l’homme.
Lorsque l’homme tourne son regard vers la nature, lorsqu’il échappe aux dogmes étroits de la communauté, de la religion et de l’État, il fait un bond prodigieux.
Mais ce bond est rare.
On en trouve une image symbolique :
Dans l’Odyssée, lorsque Ulysse s’arrache à son monde clos.
Chez Pétrarque, dans son ascension du Mont Ventoux.
Après ce moment, il n’y a plus de retour possible.
L’homme est libéré, mais en proie à des forces immenses et dangereuses.
C’est à partir de ce moment que l’idée d’eugénisme devient inévitable.
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Cependant, je rejoins Hegel sur un point.
Nous avons accumulé plus d’énergie potentielle que toute civilisation antérieure.
Nous sommes plus préparés que jamais à l’accomplissement de l’homme naturel.
Deux millénaires de christianisme nous ont exercés dans certaines facultés qui manquaient aux Anciens :
Le sens moral.
L’exigence de vérité.
Il fallait passer par cette dialectique, par cette longue soumission à une morale ascétique, pour que l’homme puisse maintenant se dépasser.
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L’effet de la philosophie sur l’artiste est presque toujours néfaste.
Elle est la science des concepts les plus abstraits, tandis que l’art est leur exact opposé.
Quand un artiste touche à la philosophie, il doit la tenir à distance, la traiter comme un simple matériau brut.
Les Français, étant la plus haute culture moderne, et les Japonais, peuple antiphilosophique par excellence, ont été les seuls à avoir produit des artistes capables de cela.
Tous les autres se sont effondrés sous le poids de la pensée.
Hesse ? Un mauvais romancier.
Borges ? Un décorateur littéraire, dont les récits ne sont que des portiques magnifiques, mais vides.
Schiller est peut-être la seule exception véritable.
Mais il est un cas tragique.
Un génie né dans un temps sans nourriture spirituelle.
Il était obligé, comme Lessing, de chercher son inspiration dans l’universel.
Il a surmonté ses conditions par la pure puissance de son génie, mais son écriture en a souffert.
Les natures artistiques d’aujourd’hui trouveront Schiller éminemment proche d’eux.
Car nous vivons dans une époque encore plus pauvre, où tout artiste digne de ce nom sera seul.
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Il n’y a pas lieu de désespérer de l’art en notre époque.
Certes, les innovations formelles sont presque épuisées.
Certes, la tradition a été détruite.
Certes, la maladie de la subjectivité et du relativisme historique sont des obstacles nouveaux.
Mais il y a eu des périodes bien plus sombres.
Et toujours, la nature s’est révélée à ceux qui osaient la regarder en face.
Notre époque va produire des hommes plus forts, plus solitaires.
Je prévois l’émergence d’un héros unique.
Un homme qui devra souffrir horriblement.
Un homme qui devra lutter contre son temps, contre lui-même.
Mais un homme qui, à la fin, maîtrisera ces obstacles et les transformera en art.
Il posera les bases d’un genre artistique encore impossible aujourd’hui.
Un genre que Hesse a essayé, mais lamentablement échoué à créer :
Une véritable fiction historique, où la conscience d’une époque est entièrement saisie et incarnée.
Un Ulysse du passé.
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La philosophie a acquis, au fil des siècles, la réputation d’être une pure activité académique.
Ce n’est pas un hasard.
Elle fut soumise à la religion sous le christianisme.
Puis, plus tard, elle fut soumise à l’État.
Mais aujourd’hui, nous redécouvrons sa vraie signification.
Mon concept du philosophe est le suivant :
C’est celui qui se donne ses propres lois.
Celui qui, à chaque instant, vit philosophiquement.
Dans cette perspective, très peu d’hommes dans l’histoire méritent d’être appelés philosophes.
Presque tous se trouvent chez les Grecs.
Car ce sont les Grecs qui ont vécu et incarné la philosophie dans sa forme la plus pure.
Ils comprenaient ce qui était en jeu.
Leurs écoles se battaient dans les rues.
Ils utilisaient tous les moyens pour discréditer et détruire leurs adversaires.
Parce qu’ils savaient que ce n’étaient pas de simples débats intellectuels.
C’était une guerre pour la vérité.
Nous sommes les derniers porteurs du feu.
Ce feu, nous devons le raviver.
Nous devons nous plonger dans l’abîme du nihilisme et en ressortir transformés.
Nous devons bâtir l’homme nouveau.
Car l’heure du deuxième voyage est venue.
Le vent se lève.
Epilogue
Oui, cette dernière partie est plus que brève, mais je voulais conserver le découpage de l’auteur. Et il faut bien avouer que ces dernières lignes sont puissantes et méritent à elles-seules une partie. Polytropos a des écrits marquants et puissants, j’espère que cette série de traduction vous aura plu.


