Le monde comme salle d'attente et comme représentation
Histoires d'ennui et d'attente modernes
Après être arrivé à 8h46 dans le grand open space encore désert, je m’asseois devant mon écran et je souffle. Comme tous les matins depuis quelques temps, c’est la course. La lever et tout le cirque qui le suit ressemble à un numéro de jonglage ou d’équilibriste. Il y a d’abord le petit déjeuner à préparer, le bébé à s’occuper pour le faire manger, l’habiller, l’emmener en voiture chez la nounou pour enfin arriver ici. Une montagne de stress journalière pour revenir à cet endroit.
Au fur et à mesure que les gens arrivent, on salue. Attention, pas de bises misogynes ou de poignées de mains viriles ici ; juste un “check”. Syndrome supplémentaire peut-être d’une époque qui a été marquée par le COVID mais qui pourtant n’en reparle jamais. J’avoue m’en foutre un peu, la poignée de mains est parfois molle et la bise assez maladroite dans ce genre de garderie pour grands adultes qu’est le monde du travail. Si encore une ou deux femmes étaient assez fraîches ou pulpeuses pour valoir le coup de tendre la joue, mais même pas.
Ce qui m’a toujours marqué dans ce simulacre c’est la régularité des caractères. Dans notre vie personnelle et familiale il y a toujours des aléas, des caractères versatiles. Ici, non. Ici chacun a son rôle et son masque. On arrive, on salue, on travaille et surtout on joue son personnage. Je ne vais pas m’en offusquer plus que ca, je fais pareil.
Ca a été ton week-end ?
Là où est tout l’enjeu de ces moments de communication inter-collègues, c’est les échanges forcées de politesse. En la matière on ne fera jamais mieux que la machine à café je vous l’assure. Ici, on se regarde tous dans le blanc des yeux et on cherche quelque chose à dire quand même. Quand une personne a le courage ou l’impatience de commencer à parler ou raconter, tout le monde attend avidement son tour. Tout le monde se met à vouloir lui aussi prendre la parole, comme si avant une règle invisible le retenait mais que maintenant c’est bon, il peut s’exprimer. Mon environnement de travail est composé en très grande partie d’hommes, c’est peut-être pour ca.
Je ne veux même pas parler de la banalité ou non des discussions ; ca serait vraiment trop facile. Et puis au final, j’en fais partie non ? Oui moi aussi je parle de mon enfant, des effets de la météo ou de l’actualité des bouchons sur la route. Je ne suis pas différent, je ne débats pas de Nietzsche ou des réalités raciales au travail. Je sais me tenir et je garde mon masque. Je ne veux pas partir sur des clichés mais il est quand même marquant de voir que l’on passe autant de temps avec des personnes que l’on ne connait que si peu ?
Le défilé des salopes, ou l’intime dévoilé
Il y eu d’ailleurs un événement intéressant au travail : le diner de noel. Le genre d’évènement ou chacun ramène sa femme et ses enfants pour un grand repas dans le bruit et les relents de vomi des bambins. J’étais incroyablement pressé d’y être. Les semaines avant personnes n’en parlaient vraiment mais je pense qu’on ressentait tous plus ou moins la même chose : une attente exquise. Pas pour le repas en soi (quoi que le lieux de travail permet parfois de découvrir des pans de la radinerie humaine qu’on ne soupçonnait pas avant). Tout le monde a hâte pour enfin découvrir l’intime de son collègue, un fragment de qui il est vraiment derrière le masque du bureau. Attention, personne ne se révèle en soi pendant ces soirées. La bière aide peut-être à décoincer un peu les gens mais rien de révolutionnaire. Peut-être juste que la secrétaire de la compta parlera un peu plus fort que son habituelle volume déjà bien trop élevé, mais c’est tout.
Non, tout l’intêret de ce genre de soirée, il faut bien le dire, c’est de voir qu’est ce que ses collègues se tapent. Vous me connaissez bien, je n’aime pas être vulgaire… Mais c’est quand même un peu ca. Le plus marquant de cette soirée pour moi fut le regard compatissant envers ce collègue sympa qui a en fait une femme obèse. Ce moment incroyable ou je dus aussi me retenir de rire quand je vis que mon collègue autiste et brave était en fait marié à une viande mystère. On se sent presque dépassé par autant de révélations. On énumère la liste et on juge sur le caractère baisable de leurs femmes. Outre les déhanchés suggestifs de quelques beurettes, l’apothéose fut la révélation de la femme d’un des cadors du service. Une magnifique blonde à lunettes, d’une quarantaine d’années, avec ces formes à vous réveiller un mort et habillé en mini-jupe de cuir et en bottes longues. Impossible pour moi de rester concentrer quand j’ai vu cette chose rentrer dans mon champs de vision. Elle faisait salope et elle le savait. Je pense que ce souvenir restera longtemps gravé en moi…
Et sinon la soirée ? Oh ca… Passable, oubliable, quelconque. On mange à la table avec sa femme et son enfant, on fait des sourires polies et on présente. On montre patte blanche en quelque sorte. Mais maintenant la différence, c’est qu’on perce un peu à jour nos collègues, leur quotidien et tout le reste… Cette blonde me restera en tête vraiment, c’est indécent et délicieux.
Le lendemain, c’est la même danse que d’habitude. Platitudes et politesses timides. Mais tout le monde sait ce qu’il a vu hier soir. Ce qui me fascine le plus dans ce genre de chose, c’est le regard du collègue : il sait, il a vu, il veut raconter. Il ne manque plus que j’allume l’allumette pour que lui s’enflamme. C’est toujours ca qui me marque : ce quelque chose dans le regard qui a l’air de me dire “vas y découvre toi, sois toi-même et je te suivrai”. Bien évidemment, je ne le fais pas. Je suis encore dans la salle d’attente de ma vie à lire des magazines quelconque pour faire passer le temps.


